... Dans la peau des dauphins.
1er chapitre : Le rêve de Pita
Ce matin, Pita se sent dans un état d'excitation jusqu'à présent inégalé. Il se sent traversé par des petites décharges électriques d'impatience et d'envie furieuse de rodéo marin, tellement l'énergie qui l'anime est joyeuse et espiègle. D’ailleurs Jella, à laquelle il est collé comme à son habitude, le sent intensément. Non pas seulement parce qu’il gigote, ce petit bout de delphineau qu’elle aime tant ; ni parce qu’elle le sonde régulièrement de son sonar, pour voir s’il n’a pas un souci qu’elle n’aurait su détecter à temps… Non, simplement parce que c’est son fils, celui qu’elle a porté pendant 12 mois, et qu’elle le sent de l’intérieur, sans avoir même besoin pour cela d’user de ses outils si puissants. Et puis cette agitation est contagieuse : ce remue-ménage sous son ventre commence à la mettre elle-même dans un état de tension qui ne va pas faciliter le sommeil dans lequel elle tombe petit à petit, après cette nuit de chasse trépidante.
Mais pourquoi Pita est-il aussi excité ce matin ? Est-ce le fait de leurs retrouvailles ? Après avoir été confié une grande partie de la nuit à Pâti, pour que Maman puisse participer à la grande chasse à bulles ? Est-ce parce qu’il retrouve ainsi le contact si doux et sécurisant de sa mère, contre laquelle il aime tant se blottir ? Juste sous son ventre, là où c'est chaud et moelleux... Peut- être est-ce parce que Pita sent bien, quelque part au tréfonds de son âme, qu'il a été en contact plus intensément, beaucoup plus profondément qu’aujourd’hui, avec ce ventre si accueillant. Peut-être même qu'il a gardé en mémoire, dans un coin de son être - bien caché mais néanmoins présent à chaque instant, comme un ancrage permanent - qu'il a été, petit delphineau, lui-même plongé dans ce cocon d'amour.
C’est vrai qu’il aime tant, Pita, suivre les mouvements de ce ventre, dans une danse sensuelle et symbiotique, qu'il pourrait presque ne jamais vouloir s'en détacher. Oui, même pas pour aller prendre son air à la surface ! Il se surprend, parfois, à faire une apnée de plus que sa mère, juste pour prolonger la danse d'amour, quand elle l'incite tendrement à respirer avec elle, c’est-à-dire à conspirer. La respiration attendra bien encore quelques secondes ! Il sait bien, en plus, que dans ce cas Jella reste près de la surface, pour lui permettre de la suivre dans son prochain mouvement d’inspiration. Alors il profite !
Et puis ce qu'il aime par-dessus tout, c'est sonder le ventre de Maman, en une série de petits clics précis et incisifs, pour sentir dans son corps à lui ce qu’elle ressent. Car le plus souvent, c'est cet accueil doux et aimant de son propre être, qu'il sent dans ce cocon maternel. Cette joie de partager une vie de plongées et de remontées. Cette communion de l'instant. C'est si bon ! Et puis parfois il y a aussi d’autres sentiments mêlés ou entremêlés à cette chaleur : de l’agitation, de l’appréhension, du souci et bien d’autres choses encore. Dans ce cas, Pita se colle un peu plus contre cette mère protectrice, comme si elle pouvait faire rempart entre lui et la réalité extérieure. Cette réalité qu’il pressent confusément quand il lit Maman à grand renfort de cliquetis inquiets.
Mais ce matin, rien de tout cela ne vient obscurcir la douceur et la chaleur de l’accueil maternel. Jella est paisible et prête à s’endormir dans la baie, la chasse a été magnifique cette nuit…
Pourquoi alors Pita est-il aussi excité, ce matin ?
Et bien c’est parce que ce soir est un soir spécial pour les jeunes delphineaux du groupe : c’est le moment pour eux de faire leurs preuves ! Pita se sent prêt, tout son être tendu vers l’instant où il va enfin pouvoir se joindre au groupe de chasseurs, plutôt que d’attendre un peu à l’écart, auprès de Pâti, que sa pitance lui soit offerte par l’une des mères-chasseuses. Cela fait déjà un bon moment que Pita s’est résigné à ne plus téter sa mère. Il a bien essayé, plusieurs fois, de presser à nouveau son rostre contre l’une des mamelles – gauche, puis droite – afin de sentir avec bonheur le lait s’écouler jusque dans sa bouche. Mais Jella lui a bien fait comprendre, avec sa douceur habituelle certes, mais avec fermeté, qu’il n’était plus temps pour lui de se nourrir ainsi. Pas besoin de geste pour cela, la lecture de l’impatience de Maman aurait suffi, si elle n’avait pas ajouté, pour le principe, cette petite série de clics tranchants qui n’appelaient pas à la discussion. Pita a donc accepté, comme beaucoup d’autres avant lui, de délaisser le lait sucré pour le poisson salé, au début prémâché, puis livré entier ou pré-déchiqueté.
Cela dit, lait ou poisson, ce qui n’a pas changé jusqu’à présent, c’est que Pita n’a pas encore le privilège de se nourrir par ses propres moyens : il doit attendre que son repas lui soit offert. Quand il tétait Maman, il se sentait encore un peu maître du moment où il pressait la mamelle ; alors que maintenant il doit attendre… attendre… attendre que le poisson lui soit apporté par une bonne âme ! Tahi, elle, semble se contenter avec joie de cette attente qui parfois n’en finit pas. Mais Pita, lui l’impatient, l’intrépide du groupe, il n’en peut plus d’attendre !
Heureusement, ce soir tout va changer, de manière beaucoup plus profonde que lors de cette première initiation, celle du passage du lait à la nourriture vivante. Ce soir, Pita va enfin pouvoir faire partie intégrante de la tribu, comme un jeune adulte reconnu : il va pouvoir se nourrir par lui-même ! Oh, il n’est pas le seul, embarqué dans cette aventure initiatique : ses comparses de jeu Tahi et Loyo sont aussi en âge de s’engager dans leur toute première chasse. Pita imagine déjà la bande des trois inséparables foncer sur les poissons qui ont été regroupés avec soin, dans une sphère aussi agitée que dense, par les rabatteurs du groupe. Entrer dans l’œil de ce cyclone constitué de milliers de petits êtres apeurés a quelque chose de jouissif, quelque chose qui est peut-être lié au sentiment de puissance que l’on ressent alors, dans son ventre. Cela doit être si bon !
Tout le monde a le droit de participer au rabattage et à l’encerclage des poissons, le jeune dauphin l’a bien vu lors des dernières chasses. Mais il faut pour cela avoir déjà fait ses preuves plusieurs fois, pour ne pas risquer d’éparpiller un banc, sous peine de chercher à nouveau pendant de longues heures une autre manne… Alors, ceux qui se proposent spontanément comme éclaireurs ou comme rabatteurs sont souvent des adultes très expérimentés, n’hésitant pas à varier les techniques selon l’architecture formée par les poissons, leur nombre, et le lieu où ils ont élu domicile pour un temps.
C’est ainsi que Pita a déjà pu assister, avec une admiration non dissimulée, à une capture en règle, opérée par cinq ou six dauphins tournant en rond dans un cercle qu’ils rétrécissaient progressivement, afin de tasser toujours un peu plus – collés-serrés – les mets délicieux que d’autres compères n’auraient plus qu’à cueillir dans des traversées sauvages. Une danse d’une vélocité impressionnante ! Mais ce qui avait le plus plu à Pita, la nuit précédente, c’était d’avoir pu assister à cette technique de chasse qui lui paraissait si ingénieuse ! C’était la fameuse chasse à bulles, la spécialité de sa tribu, enseignée à chaque nouvelle génération. Quel plaisir de voir ce cercle de bulles, lâchées un peu plus bas par les encercleurs, remonter tout doucement vers la surface, dans une sorte de tube qui se refermait sur les proies effrayées, et ne leur laissait aucune chance de s’échapper d’un côté ou d’un autre !
Une chasse à laquelle il allait pouvoir participer ce soir ! S’ils trouvaient un environnement et les bancs de poissons propices à cette technique, bien sûr. Pita, lui, n’aurait pas encore le droit de participer à la création de la spirale de bulles. Trop risqué ! Une bulle mal placée, s’échappant malheureusement vers le centre de la boule de poissons, et c’était la catastrophe, l’éparpillement prématuré… Il devrait donc se contenter ce soir de participer à ces traversées furtives, le bec ouvert, pour saisir dans un réflexe instinctif génial les poissons qui tenteraient de s’esquiver à droite ou à gauche de leur mort prochaine.
Le must, ce à quoi Pita avait assisté, effaré, la nuit précédente, c’était lorsque les poissons, au comble de la panique, rejoignaient la surface dans l’étau de bulles et se mettaient à sauter hors de l’eau pour pouvoir échapper au cercle, par les airs ! Il n’y avait plus qu’à attendre la bouche ouverte, à la surface, pour avoir le plaisir ineffable de recevoir un petit poisson frétillant pile dans le bec. Le spectacle valait la peine d’être vu ! Six ou sept dauphins, en rang serré, positionnés tout autour du cercle de bulles, saisissant au vol des poissons-éclairs aux yeux exorbités… Comment, après cela, ne pas être dans un état d’excitation extrême, à l’idée de pouvoir participer soi-même à ce jeu magique ? Comment ne pas être déjà dans la danse, corps et âme, en train de traverser en un éclair cette boule de chairs et de bulles ?
Tout à coup, Pita se rend compte qu’il y est déjà depuis plusieurs minutes, dans cette chasse anticipée. Comme à son habitude, il a sombré dans le sommeil sans prévenir ni Maman, ni lui-même. Cette réflexion le réveille quelque peu, ou du moins accentue la vivacité de la part de lui qui ne dort pas. Il se serre un peu plus contre Jella, pour sentir sa peau qui s’efface sous la pression et lui livre le monde intérieur de sa mère, son cœur qui bat, le rythme de sa respiration, jusqu’aux émotions qui la traversent actuellement. Maman s’est endormie, elle aussi, accompagnant son fils dans le sommeil pour que leurs deux êtres se synchronisent dans la respiration et dans les plongées. Son corps dessine une courbe d’une tendresse infinie, une invitation à venir se blottir doucereusement, tandis qu’elle remonte prendre une inspiration à la surface. De son œil droit, ainsi que du sonar concomitant, elle surveille attentivement les alentours, jetant ici et là des ondes graves et profondes, que Pita peut recevoir aussi en retour, observant dans son propre corps ce que Maman perçoit de l’environnement. Derrière son œil gauche, pour l’heure fermé au monde extérieur, Pita tente de deviner quels personnages s’invitent dans les rêves de Maman, quels paysages elle traverse, quelles aventures elle vit… En tout cas, l’heure est au repos et à la sécurité, selon toute vraisemblance. La troupe est au complet : Moupha, Biadia et Jella, les trois mamans du groupe diurne, nagent paisiblement avec leur progéniture, Tahi, Loyo et… lui-même. Et puis il y a Pâti, la marraine du groupe, qui est restée incroyablement solidaire de cette joyeuse bande, même après la perte de son petit chéri, avec qui Pita aimait tant chahuter : Marso.
Moupha aussi a perdu son bébé, à la même époque que Pâti : Pita s’en souvient comme si c’était hier. Le stress qui l’avait envahi est encore présent dans la mémoire du delphineau, dans chaque cellule de son corps. Cette agitation intérieure, face à l’arrivée impromptue de l’agresseur des mers, il l’avait senti dans chaque membre du groupe, multiplié en fractales jusqu’à l’insupportable. Maman l’avait alors sorti de sa torpeur, figé qu’il était par la terreur, et elle l’avait emmené le plus loin possible de la lutte qui s’engageait dans une mer rouge du sang de sa copine de jeu. Malgré la distance que Jella avait mise entre lui et le carnage qui se jouait là-bas, Pita avait tout senti, dans son corps. Il avait senti la détresse de Bella qui se vidait de son sang, s’éloignant peu à peu de la vie… Il avait senti la rage de Moupha, l’intensité avec laquelle chaque partie de son corps vibrait pour son enfant…. Il avait senti la contre-attaque des mères contre l’agresseur des mers, les rostres qui frappaient aux endroits stratégiques, connus intuitivement ou par l’enseignement des générations précédentes. Il avait senti le repli du requin, abandonnant sa proie à la mer. Bella était inanimée maintenant, et flottait entre deux eaux, déchirée en deux, en lambeaux. Moupha l’avait poussée à la surface, encore et encore, des jours durant, espérant qu’elle reprenne une bouffée d’air salvatrice, refusant de considérer sa mort, sachant bien pourtant, dans une partie de son être, que sa fille n’était plus. Bella n’était plus.
Et puis un jour, sans prévenir, Moupha était partie de la bande. Partie tellement loin que même leurs sonars ne parvenaient pas à la localiser, encore moins à communiquer avec elle. Elle était partie pendant longtemps, Moupha, beaucoup de lunes qui se lèvent et se couchent, beaucoup de chasses nocturnes. Un jour elle était revenue, au petit matin, transformée, visiblement apaisée et sereine. Elle n’était pas seule. Un bébé dauphin collé tout contre elle. Pita se rappelle encore cet instant où il a vu Tahi pour la première fois… Elle était si différente ! Elle ne pouvait pas être la fille de Moupha ; et pourtant elle était collée à sa maman comme lui est collé à la sienne. Si différente… D’abord, physiquement. Son bec était beaucoup plus long que le leur, son corps plus petit, malgré son âge plus avancé, que Pita pouvait sentir en la lisant. Elle était tachetée sur tout le ventre, alors que seuls les membres les plus âgés du groupe ont autant de taches… Et puis il était difficile d’entrer en lien avec elle, elle n’avait visiblement pas le même langage qu’eux. Pas les mêmes intonations dans le sifflement, pas la même qualité d’échange qu’avec Loyo ou Bella... Même Moupha ne semblait pas comprendre la totalité de ce qu’elle tentait de leur dire, dans un enthousiasme impressionnant. Elle semblait si heureuse de découvrir cette tribu, Tahi ! Elle leur avait fait profiter de son nom, plusieurs fois, en le lançant joyeusement dans les eaux du lagon ; et il était si différent de ce que Pita avait pu entendre jusqu’à présent ! Ni le nom de la bande, ni même celui d’aucune bande qu’ils avaient déjà rencontrée ne s’y trouvait inclus : c’était un son entièrement nouveau !
Pita a appris, avec le temps, à communiquer avec Tahi. Il a appris à déchiffrer ses intonations, et elle-même a appris à les infléchir dans le sens du langage de la tribu, à tel point qu’elle n’a aujourd’hui plus aucun accent, quand elle fanfaronne avec eux lors de parties de jeux endiablées. Tout le groupe a appris beaucoup d’elle, et elle-même a beaucoup appris, en observant leur manière de sauter lors des jeux, leur manière de se frotter délicatement les nageoires lors des parades, et bien d’autres choses encore. Tahi fait partie du groupe, sans aucun doute possible. Mais elle restera toujours dans la tête de Pita le « bébé » du groupe, tellement sa taille est plus petite que la leur ; et pourtant il n’en revient pas de se dire que cette nuit, tout comme lui et Loyo, elle va vivre le grand rituel de la chasse à bulles !
Oups ! Nouveau micro-réveil, nouveau constat amusé : Pita s’était à nouveau endormi, plongé dans la réminiscence de la rencontre avec Tahi ! Il s’ébroue énergiquement, profite d’une inspiration proposée par Maman, et s’élance dans l’eau, à quelques brassées d’elle, afin de sentir son propre corps pleinement éveillé, pleinement vivant. Il sait que Jella le regarde du coin de l’œil, tout en dormant paisiblement, l’autre œil bien fermé. Tiens, elle a changé d’œil ! Il a dû dormir quelques temps, pour que sa mère change ainsi son côté d’éveil… Allez, il faut profiter de ces quelques instants juste pour lui, car il sait bien que dans quelques instants il va revenir se coller à Maman, attiré comme un aimant par la chaleur de son ventre. Et puis, l’eau est si belle aujourd’hui ; ce serait un gâchis de simplement dormir, à moitié conscient, sans pleinement profiter de toutes ces teintes, ces nuances de chaleur, de couleurs et de saveurs !
Il y a ce bleu profond, intense, immense, que Pita aime sonder pour tenter d’en détecter la fin, les limites. Comme s’il pouvait y avoir une limite au bleu ! Certes, par en bas le bleu azuré laisse place au vert émeraude, au jaune topaze, au violet des fleurs de pierre qui poussent le bleu turquoise tout doucement, sans que l’on s’en aperçoive… Mais c’est seulement dans le lagon dans lequel ils viennent se reposer la journée ; car la nuit la profondeur du cobalt est infinie, là où ils partent chasser. D’ailleurs, jamais personne n’est allé chercher les limites de ce bleu roi, ce serait de la folie ! Et puis même si le turquoise du lagon s’arrête aussi parfois pour laisser place au jaune de ces petits grains de plage dans lesquels il est si amusant de sonder les poissons qui se cachent ; le bleu ne s’arrête pas de la même manière, de l’autre côté du monde, là où l’on va chasser. De ce côté du monde, en effet, il n’y a plus que du bleu marine dans toutes les directions, où que l’on aille ! La seule limite que l’on puisse apporter à celui-ci, à la rigueur, c’est là où l’on sort respirer avant de replonger ; et encore, c’est bien souvent du bleu ciel, à l’infini, dans toutes les directions, que l’on voit là-haut.
Et du bleu plus étrange, plus inquiétant même : car si l’on peut sonder le bleu cobalt d’en bas, celui d’en haut est littéralement insondable. Rien ne revient vers Pita, quand il lance avec fougue ces petits clics qui marchent si bien en bas. Ou alors après un temps interminable, et presque imperceptible en plus ! Et puis s’ils ne sont pas perceptibles le jour, quand le ciel est bleu clair, les grains de plage qui parsèment le haut de la nuit sont autrement plus inquiétants que ceux qui cachent les poissons d’en bas, car entre eux, c’est encore l’infini du bleu que l’on peut percevoir, sans aucune limite ! Alors, Jella a beau rassurer son fils, en lui montrant les limites du bleu d’en bas qu’elle a perçues et gardées en mémoire, elle qui a voyagé beaucoup plus que lui ; cela ne parvient pas à le convaincre que le bleu a une fin, une limite sécurisante, d’un côté ou d’un autre de l’espace.
Tout à coup, Pita se sent envahi d’inquiétude, comme souvent quand il se laisse aller à ces considérations métaquatiques. Il lance son sonar de reconnaissance dans toutes les directions, comme pour se rassurer, mais rien ne revient à lui, absolument rien, comme si le monde d’en bas était devenu celui d’en haut ! Il nage dans le bleu immense, le bleu dans lequel nul grain de plage, nulle fleur de pierre, pas même un petit poisson délicieux ne vient à sa rencontre. Même Jella, il ne la sent plus à ses côtés… Maman ? Mais où est-elle passée ? Pita ne sent plus la douceur et la chaleur de sa peau, tout contre la sienne ; il ne sent plus son cœur qui bat, et encore moins sa présence apaisante, l’attention continue qu’elle lui porte, et qui lui permet d’avancer avec confiance dans le monde.
Maman ?
Est-il à nouveau en train de rêver, ou bien sa mère a-t-elle vraiment disparu ? Pita s’ébroue de toutes ses forces, vigoureusement, pour sortir de la torpeur dans laquelle il est quand il plonge dans le sommeil. À présent, il est bien éveillé, aucun doute là-dessus, au vu de l’état de stress dans lequel il entre de plus en plus. Et pourtant il est seul, entièrement seul, perdu dans l’océan de bleu qui l’entoure sans fin. Sans fin, vraiment ? En s’y reprenant à plusieurs fois, Pita parvient à détecter des présences confuses, aux confins du bleu de cobalt. Il y en a partout en fait, dans toutes les directions, mais elles sont si loin qu’il ne parvient pas encore à déterminer de quoi il s’agit. Pourtant, elles se rapprochent, c’est certain, et Pita peut maintenant sonder le contour des formes qui s’avancent vers lui, doucement mais infailliblement.
Comme lui, elles ont une nageoire à l’arrière et un corps profilé, un corps sculpté pour la course, pour la poursuite, pour l’attaque. Elles sont partout, elles forment un grand filet de corps soudés les uns aux autres, tout autour de lui, un peu comme ces filets qui se resserrent sur des centaines de poissons à l’arrières des engins de guerre des bipèdes. Sauf que là, Pita n’est pas du côté de ceux qui se nourrissent avec délectation des poissons emprisonnés, passant leur rostre à travers les mailles du filet pour saisir sans effort un frétillement apeuré. Non, c’est au milieu du filet que Pita se situe, maintenant ! Et il est seul. Absolument seul…
Ne pas paniquer. Sonder et réfléchir. Garder son énergie pour réagir adéquatement. Pita se souvient des leçons de Jella, aussi pesantes que régulières, et maintenant si précieuses. Le prochain sondage lui en apprend un peu plus sur la nature de ces chasseurs qui l’encerclent. Ils semblent avoir une énergie qu’il a déjà rencontrée, de manière diffuse, dans sa courte vie. L’énergie de ces jeunes mâles fougueux, que sa mère sentait à des centaines de coups de nageoires, tout son corps tendu contre la menace qu’ils pouvaient représenter. Ils n’étaient jamais seuls, toujours en bande de 3 ou 4 individus, à la recherche d’une delphine à séduire, voire à persuader quelque peu. Dans ces situations, Pita ne trouvait plus la sérénité qu’il aimait tant, dans le corps de Maman ; il découvrait l’inquiétude d’être elle-même la proie de cette chasse en règle. Il sentait que sa mère cherchait à le protéger plus que jamais, lui qui aurait pu être éloigné d’elle, voire agressé par la bande de jeunes mâles, uniquement pour qu’elle, sa mère, puisse être à nouveau disponible. Heureusement, le plus souvent l’esprit n’était pas à l’agression mais au jeu : les mâles rencontraient dans la bande une delphine plus ou moins prête à jouer avec eux, et ils se désintéressaient des mères, bien trop agressives et protectrices. Le plus souvent certes. Mais pas toujours.
Sauf qu’ici et maintenant, il n’y a pas Maman, ni aucun autre membre de sa tribu ; et pourtant ce ne sont pas quatre ou cinq, mais des centaines de jeunes mâles qui s’avancent inexorablement, l’encerclant dans une boule de terreur sourde. Est-ce lui, ce soir, qui sera la proie de l’encerclage nocturne ? Non, ce n’est pas possible ! D’abord, Pita n’est pas un minuscule poisson, non. Et puis il est seul, absolument seul dans ce filet ! Sonder, réfléchir. Est-ce que ce sont bien des membres de son espèce, au moins ? Eux-mêmes l’auraient sondé dans ce cas, et Pita pourrait percevoir ce qu’ils cherchent, ce qu’ils espèrent de lui. Mais aucun bruit ne lui parvient, ni clic ni sifflement, pas même le bruit d’une respiration. Et pourtant les chasseurs sont maintenant à quelques dizaines de brassées, toujours plus denses autour de lui, toujours plus serrés les uns contre les autres. Et ils palment, à l’unisson, calmement mais avec une certitude sans faille.
Ils sont si sûrs d’eux ! À l’examen, ils n’ont pas une mais deux longues nageoires, qui les propulsent à une vitesse folle. Ils palment… Ce ne sont pas ses frères et sœurs, non, ce sont des bipèdes humains ! Il n’y a que les bipèdes pour avoir cette couleur d’énergie, celle que Pita a déjà rencontrée quand, quelques lunes en arrière, l’un d’entre eux avait sauté de son engin sur Maman, pendant qu’elle dormait, pour s’accrocher à sa nageoire et se laisser traîner dans la vague de sa fuite affolée. L’énergie qui émanait alors du chasseur, Pita pouvait la reconnaître entre mille autres. Ce n’était ni de la séduction, ni de la persuasion, non. C’était une sorte d’assurance indéfectible, une certitude de l’emporter, sans combattre. L’orgueil.
Les chasseurs sont maintenant à quelques brassées de lui, et ils ne laissent aucun trou entre leurs corps, lourds de cette énergie orgueilleuse. Aucune issue possible. C’est comme si un mur d’eau les reliait, un mur à travers lequel on peut voir certes, mais que l’on ne peut pas traverser. Ce mur, qui ne laisse pas même passer son cri d’alerte mais le renvoie en écho, il peut le sentir se resserrer, de chaque côté de lui, à droite et à gauche, en haut et en bas, en avant et en arrière. Pita est maintenant enfermé à l’intérieur de ce mur d’eau solide, à tel point qu’il ne peut faire aucun mouvement sans en toucher la paroi lisse et froide. Les chasseurs ont disparu, et avec eux tout le bleu qui compose son monde a disparu, a laissé la place à une couleur qu’il n’a pas vue si souvent. Seulement parfois, quand il remontait prendre son air en surface et qu’il regardait le ciel se couvrir d’une fine couche de rien.
Du blanc. Du blanc à perte de vue, sans forme, sans vie. Il n’y a plus rien d’autre que ça maintenant : du blanc. L’ensemble du monde que Pita connaît, le monde si rassurant dans lequel il aimait se laisser glisser, a disparu : il est parti, tout simplement. Il n’y a plus ni le bleu d’en bas ni celui d’en haut. D’ailleurs il n’y a plus de haut et de bas ; à vrai dire il n’y a plus rien. Si ! Une forme s’approche de lui, bien en face ; d’abord imprécise et confuse, puis prenant vie, forme et couleur. C’est un humain bipède. Il marche sur le blanc, sans effort, tranquillement. L’humain s’arrête juste en face de Pita, et le regarde droit dans les yeux, visiblement satisfait. Il lui sourit. Que peut-il bien lui vouloir ? Pita ne parvient pas à le lire, à travers le mur froid et épais qui les sépare. Toujours cette fichue sensation d’être enfermé, enserré de telle sorte qu’il ne peut même pas remuer une nageoire ! L’humain ouvre la bouche, comme pour commencer à lui parler, mais aucun son n’en sort. Pourtant Pita est sûr que l’humain veut lui dire quelque chose, et que cette chose est d’une importance fondamentale, qu’elle peut l’aider à se sortir de là. Mais il ne comprend pas.
Il ne peut pas comprendre.
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